03 septiembre 2024

Les confessions d'un romancier de guerre

Entrevista de Isabelle Lesniak - lesechos.fr - 04/09/2024

Lorsqu'on rencontre Arturo Pérez-Reverte à Paris en cette matinée ensoleillée de juin, dans le bureau d'apparat de Gallimard, on ne peut qu'être saisi par le contraste entre la sérénité affichée par le plus lu des écrivains espagnols contemporains et les tourments qui assaillent ses nombreux doubles littéraires. L'oeil rieur et le geste affable, celui qui a toujours reconnu ne pas aimer les interviews se prête à l'exercice avec un intérêt inattendu et une décontraction non feinte. Voilà trois bonnes décennies que l'homme né en 1951 à Carthagène -au sud-est de l'Espagne- s'épanouit dans le métier de romancier après "être allé à la guerre pendant vingt-deux ans" comme correspondant pour le quotidien 'Pueblo', puis la chaîne de télévision TVE. Entre 1973 et 1994, il a couvert une vingtaine de conflits: Chypre, l'Erythrée, le Liban, les Malouines, le Salvador, le Nicaragua, le Tchad, la première guerre du Golfe, la Croatie et la Bosnie. "Quand mes personnages tuent, torturent, trompent ou mentent, ce n'est pas de l'imagination mais mes souvenirs", glisse-t-il entre deux réflexions, plutôt pessimistes, sur la marche du monde. 

Premier opus publié par Gallimard, après trente ans de publications au Seuil, 'L'italien', "un livre d'amour, de mer et de guerre, de trahison et de fidélité", paru mi-août en français, repose une nouvelle fois sur une intrigue militaire. Il relate un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale: les opérations de sabotage menées en 1942 et 1943 par des plongeurs italiens contre les navires alliés dans le port de Gibraltar et la baie d'Algésiras. Le narrateur n'est autre qu'un journaliste d'investigation espagnol qui, quarante ans plus tard, retrace le plus objectivement possible ces événements réels, mais totalement oubliés des annales. Quand l'un des témoins qu'il interviewe lui demande pourquoi en faire un roman et non un livre d'histoire, le personnage répond que "l'époque de sa fidélité à ce qui avait eu lieu était révolue" après plus de vingt ans comme reporter. "À présent, je récréais le monde à ma façon et j'offrais aux lecteurs des vies alternatives, possibles ou probables, avec la certitude que, paradoxalement, la fiction permettait de pénétrer plus profondément dans ce qui était arrivé que le simple récit des faits".

La littérature c'est plus forte que le reportage pour rendre compte des tribulations de la planète et alerter les opinions? "Le romancier, aussi honnête qu'il soit, ne pourra jamais remplacer l'historien", expose Perez-Reverte dans un français riche et imagé, appris en Afrique ou au Liban à force de côtoyer des militaires et des journalistes hexagonaux. "Mais il le complète en racontant les faits d'une manière plus accessible et attractive et en introduisant des facteurs humains qui améliorent la compréhension des choses".

Membre de l'Académie royale en Espagne et chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en France, il confie en avoir plus appris sur notre pays "ma deuxième patrie" en lisant, enfant, 'Les trois mousquetaires' et 'Le comte de Monte Cristo' qu'en se plongeant dans les manuels. "Prenez Napoléon: les historiens le présentent comme un homme intelligent, courageux, ambitieux qui s'est façonné avec le pouvoir", explique le romancier, également auteur d'une 'Histoire de l'Espagne' iconoclaste et ludique compilée à partir de ses chroniques dans la presse dominicale. "Mais l'écrivain peut compléter le tableau en imaginant comment il réagirait dans certaines situations, comme Marguerite Yourcenar l'a si bien fait avec l'empereur Hadrien". La référence à Napoléon n'est pas choisie au hasard. Pour lui, le Premier Empire est "une affaire de famille". Le grand-père de son arrière-grand-père, Jean Gal, était français et a combattu à Waterloo avant de s'établir en Espagne. Dans le bureau où Perez-Reverte s'installe pour écrire à 8 heures pétantes chaque matin, après sa séance de natation, trônent un buste de Napoléon, un sabre de hussard et la médaille de Sainte-Hélène de son aïeul. La moitié des quelque 30.000 ouvrages de sa bibliothèque sont des manuels d'histoire. Ils stimulent son inspiration et lui fournissent les précisions qui enrichissent ses fictions historiques à la fois follement romanesques et minutieusement documentées, au registre de langage constamment renouvelé.

Pérez-Reverte organise ses récits de manière aussi disciplinée qu'il préparait, dans son ancienne vie, ses reportages sur la ligne de front, décortiquant au préalable les cartes routières et ingurgitant tout ce qu'il pouvait sur les parties prenantes pour affronter au mieux le danger. "Comme le narrateur de 'L'italien', je suis un écrivain professionnel, pas un artiste", explique-t-il. "Pour réussir à capter efficacement l'attention du lecteur sur 400 pages sans le décevoir et, je l'espère, en lui apprenant des choses, il me faut résoudre des problèmes techniques et recourir à des trucs narratifs. Cela ressemble aux combinaisons tactiques du jeu d'échecs". Exposé très jeune aux textes latins et grecs par son père, puis insatiable lecteur de la littérature espagnole du XVI au XVIII siècle et des grands classiques du XIX et XX, Pérez-Reverte se dit fermement convaincu du pouvoir de la littérature. À la fois comme "analgésique" et comme grille de décryptage du monde, capable d'expliquer la plupart des tragédies et de mieux "les faire digérer" à leurs protagonistes.

À l'instar de celui de sa série la plus connue, le capitaine Alatriste, qui sidère ses compagnons en sortant au milieu de l'enfer des assauts turcs un recueil de don Francisco de Quevedo qu'il transporte dans sa besace "pour supporter des jours comme celui-ci", lui se recroquevillait avec son exemplaire de Plutarque qu'il relisait à la lampe de poche dans le recoin de sa chambre d'hôtel le moins exposé aux bombardements lors de la guerre en ex-Yougoslavie. "Les philosophes classiques considéraient la guerre comme la mère de toutes les choses. Tous les livres que j'ai lus avant, pendant et après mes missions ont contribué à faire de ma vie un terrain moins tourmenté", expose celui qui, en guise de profil sur X, assure "n'avoir aucune idéologie mais posséder une bibliothèque". "Je plains ceux qui ne peuvent compter sur ce gilet de sauvetage comme mon cameraman Marquez, qui vivait un enfer sur le champ de bataille". Malgré son apparente quiétude, l'ex-reporter continue d'être périodiquement visité par des fantômes. "À Sarajevo, je me suis retrouvé à côté d'un petit garçon de l'âge de ma fille victime d'une bombe. Je l'ai emmené à l'hôpital à cinq kilomètres de là, appuyant sur ses blessures avec des Kleenex pour tenter d'empêcher son sang de s'écouler. Il est devenu froid, puis il est mort dans la voiture. J'avais la chemise toute rouge et, pendant plusieurs jours, je n'ai pas réussi à me débarrasser de son sang sous mes ongles. J'en ai encore rêvé il y a quelques jours".

C'est précisément dans les Balkans, à Mostar, qu'il décida de quitter le journalisme à Noël 1993, comme il le raconte à la fois dans un récit très autobiographique, 'Territoire Comanche' (publié en 2022 aux Belles Lettres, dans la Collection Mémoires de guerre) et dans l'une de ses plus profondes fictions, 'Le peintre de batailles', sorti en 2006 au Seuil. Andrés Faulques, son énigmatique double, a troqué la photographie de guerre pour le muralisme après avoir vécu un drame en ex-Yougoslavie. Il s'est retiré du monde pour accomplir la fresque définitive embrassant trente ans de conflits à partir des "souvenirs, situations et vieilles images qui constituent son cerveau et s'éteindront en lui et avec lui à l'heure de sa mort. Durant la première guerre du Golfe déjà, j'avais déjà pressenti que le reportage de guerre ne servait à rien. Quand je suis arrivé en Croatie, ce sentiment s'est confirmé. Mes sujets pouvaient passer après un match entre le PSG et le Real Madrid. Je devais me battre pour que mes images de terreur et de mort figurent au journal télévisé alors que ma direction les trouvait trop dures. Pourquoi aller sur le terrain si c'est pour en taire l'horreur?".

Juillet 1974: la Turquie envahit Chypre. Arturo Pérez-Reverte est correspond de guerre et couvre l'offensive militaire, son baptême du feu. Qu'il est loin, le jeune étudiant en sciences politiques débarqué au Liban peu après la guerre du Kippour d'octobre 1973 qui s'imaginait "pouvoir changer le monde" avec ses articles. Arturo n'avait que 22 ans lorsque, engagé dans de premiers combats de rue à Chypre au printemps 1974, il comprit que la guerre n'avait rien de romantique. "Si l'on m'avait tué au Salvador ou au Liban, j'aurais encore eu l'impression que ma mort avait servi à quelque chose. Quand j'ai compris à quel point c'était faux, je me suis dit que ce n'était pas la peine de sacrifier ma vie pour rien". Il n'aimerait pas être un jeune journaliste dans "notre monde d'informations jetables. Une image, une phrase, un tweet peut faire changer l'opinion. Et les gens ne font plus d'effort pour approfondir l'information qu'ils consomment comme une distraction sur leur canapé".

Plus que la guerre elle-même, ce sont les gens en guerre qui ont marqué le romancier et continuent inlassablement de l'inspirer. Lui qui a côtoyé les hommes dans des circonstances extrêmes décrit sans manichéisme des personnages "ni blancs ni noirs, ni rouges ni bleus". Tout comme Lorenzo Falcó, son James Bond au service des franquistes, Teseo, le plongeur de 'L'italien', a beau appartenir au clan des ennemis, il n'en fait pas moins preuve d'un sens de l'honneur remarquable en dépit du contexte. L'ex-reporter a souvent été le témoin de la transformation "de héros en salauds". "Au matin du 7 avril 1976, je suis entré dans la ville de Tesseney en Erythrée avec 600 ou 700 membres du Front de Libération. Les guérilleros m'avaient soigné d'une sévère dysenterie, ils se sont battus dans les rues avec un courage exemplaire. J'étais sur le point de les considérer comme des amis mais ils se sont, l'après-midi même, mis à torturer et violer". Ce qu'Arturo Pérez-Reverte a surtout retenu de la guerre, c'est qu'elle est "une formidable école de relativité". 

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